Peut-on apporter en société un droit indivis (C. civ., art. 815-14) ?

Question pratique : dans le cadre d’une restructuration d’un patrimoine immobilier indivis, la question s’est posée de savoir s’il était possible d’apporter en société un droit indivis portant sur un immeuble ?

Réponse : oui (en l’état de la jurisprudence), cet apport ne donnant pas lieu, par ailleurs, au droit de préemption des coïndivisaires (sauf cas de fraude bien entendu).

Explications : le droit indivis est un droit particulier pour les juristes. Il ne se matérialise pas sur le bien indivis (comme un immeuble par exemple). C’est un droit qui porte sur l’ensemble du bien (totum in toto), chaque indivisaire ayant une quote-part (arithmétique) de cet ensemble mais non du bien lui-même. Dès lors, on pouvait s’interroger sur la possibilité d’apporter en société un droit qui n’est pas un droit sur une chose ni un droit de créance (en l’absence de débiteur).

La possibilité de disposer de droits indivis peut être soulevée juridiquement.

Le code civil allemand l’interdit (BGB, § 2033, al. 2). La question s’était posée en France lors de la discussion de ce qui deviendra la loi n° 76-1286 du 31 décembre 1976 relative à l'organisation de l'indivision (voir notamment les commentaires du garde des sceaux, Sénat, séance du 16 octobre 1975, p. 2923 et s.). Plusieurs objections étaient faites : la cession aboutirait à des “sous-indivisions” multipliant les licitations pour les coïndivisaires mais surtout les droits du cessionnaire n’étaient pas garantis quant à l’acquisition du bien (celui-ci pouvant être alloué à un autre coïndivisaire dans le cadre du partage). Finalement, le Parlement adoptera l’article 815-14 du code civil qui autorise l’indivisaire à “céder, à titre onéreux, à une personne étrangère à l'indivision, tout ou partie de ses droits dans les biens indivis ou dans un ou plusieurs de ces biens”.

Le texte visant la cession à titre onéreuse, un apport est-il possible ?

A noter : il ne faut pas confondre l’apport d’un bien indivis avec l’apport des droits indivis d’un coïndivisaire (c’est cette seconde hypothèse qui nous intéresse ici).

Un arrêt de la cour d’appel de Paris de 1997 l’admet et écarte même le droit de préemption légal des coïndivisaires (11 septembre 1997, n° 95/08657 et 96/19978 : “Considérant que […] le droit de préemption de l’article 815-14 du code civil est nécessairement exclu dans le cas d’un apport en société, faute pour les autres co-indivisaires d’être en mesure de pouvoir fournir le même avantage au cédant, à savoir l’attribution de droits sociaux et non le paiement d’un prix”, reprenant notamment le raisonnement d’un arrêt de la Cour de cassation du 4 mars 1971, n° 69-10.540 s’agissant du droit de préemption de l’article L. 412-1 du code rural).

Comme le précise un auteur (mais concernant la question du droit de préemption et non de l’apport), “la prudence s’impose […] tant qu’une jurisprudence ne s’est pas formée et que la Cour de cassation ne s’est pas prononcée” (Fabrice Collard, Indivision et parts sociales, Juris-Classeur Sociétés traité, fasc. 48-80, §. 63). Toutefois, de l’opinion d’un éminent auteur (Philippe Malaurie, Defrénois, n° 2, 30 janvier 1998, p. 119), venant s’ajouter à d’autres (Pierre Catala, L’indivision, Defrénois 1981, art. 32597 ; anciennement François-Xavier Testu, Inidivision, Répertoire civil Dalloz), “la question est réglée”.

Il semble que ce soit en effet le cas puisque dans un arrêt inaperçu du 5 avril 2005, la Cour de cassation, dans le cadre d’une indivision successorale, a décidé que “la cession d'un bien indivis par un seul indivisaire est opposable aux coïndivisaires à concurrence de la quote-part de son auteur, de sorte que c'est à bon droit que la cour d'appel a déclaré inopposables à Mme Z... les apports de Mme X... à la SCEA, en ce qu'ils portaient sur la moitié indivise du matériel agricole et des valeurs mobilières” (Cour de cassation, 5 avril 2005, n° 02-15.459). On notera que l’apport portait sur les biens indivis et que la Cour de cassation a requalifié les apports en apport sur les droits indivis (“la quote-part”) et que la Cour de cassation a assimilé apport et cession. Dans un arrêt de la même année, la Cour de cassation a, par ailleurs, décidé que “chacun [des indivisaires] peut librement disposer de sa quote-part de droits sur un bien indivis” (Cour de cassation, 4 octobre 2005, n° 03-12.697).

 Matthieu Vincent

Avocat au barreau de Paris