Les enquêtes administratives de la DGCCRF et le droit de se taire (droit de garder le silence et de ne pas s’incriminer)
Question : est-il possible de se taire (droit de garder le silence) pendant une enquête administrative de la direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ?
Réponse : même si les juridictions françaises ne semblent pas considérer qu’une enquête préalable administrative ne peut bénéficier des droits fondamentaux du procès équitable, parmi lesquels figure le droit de se taire (ou de ne pas s’incriminer), dès lors que l’enquête est susceptible d’aboutir à des sanctions pénales contre elle, toute personne peut invoquer le droit de garder le silence devant la DGCCRF d’autant plus lorsque celle-ci invoque comme moyen de coercition les dispositions de l’article L. 512-4 du code de la consommation faisant croire, de manière illégitime, à la personne qu’elle ne dispose pas de ce droit.
C’est seulement si les preuves à charge "appellent" une explication que l’accusé devrait être en mesure de donner, que l’absence d’explication "peut permettre de conclure, par un simple raisonnement de bon sens, qu’il n’existe aucune explication possible et que l’accusé est coupable".
Les mêmes principes pourpraient également s’appliquer aux procédures administratives pouvant aboutir à des sanctions administratives dites “de caractère pénal”.
Explication : certaines administrations disposent de larges pouvoirs d’enquête qui peuvent déboucher sur des poursuites pénales (administration des douanes, concurrence, consommation et répression des fraudes, marchés financiers). Or, comme le notaient très justement deux auteurs (Xavier Dupré de Boulois et Laure Milano) “le cloisonnement des phases d'enquête et de sanction peut se révéler totalement artificiel du point de vue des droits de la défense”.
Cour de justice de l’Union européenne
La Cour de justice de l’Union européenne a considéré (arrêt Hoechst) que les “droits de la défense doivent être respectés dans les procédures administratives susceptibles d’aboutir à des sanctions mais également dans le cadre de procédures d'enquête préalable”. En appliquant ce principe, sur la base des “principes généraux du droit communautaire” parmi lesquels les “droits fondamentaux”, elle a considéré (arrêt Orkem) que l'autorité administrative ne pouvait “imposer à l’entreprise l’obligation de fournir des réponses par lesquelles celles-ci seraient amenées à admettre l’existence d’infraction dont il appartient à l’[autorité administrative] d’apporter la preuve” (la Cour distinguant les questions qui ne visent qu’à obtenir des précisions factuelles des questions qui visent à obtenir des déclarations de la personne).
Cour européenne des droits de l’Homme
La Cour européenne des droits de l’Homme a reconnu (arrêt Oztürk) que les sanctions administratives peuvent relever des “accusations en matière pénale”.
L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme du 4 novembre 1950 dispose notamment que “Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement”. Sur la base de cet article, la Cour européenne des droits de l’Homme a considéré (arrêt Funke) que les contraintes imposées par l’administration douanière (emprisonnement et amendes) pour se procurer des documents revenait à contraindre la personne “à fournir [elle]-même la preuve d’infractions qu’[elle] aurait commises” potant atteinte “au droit, pour tout accusé, au sens autonome que l’article 6 (art. 6) attribue à ce terme, de se taire et de ne point contribuer à sa propre incrimination”. Dans un arrêt, la Cour rappelle (arrêt Allan) les grands principes : “Quant au droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et au droit de garder le silence, la Cour a réaffirmé que ce sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable. Elles tendent à mettre le prévenu à l'abri d'une coercition abusive de la part des autorités, donc à éviter des erreurs judiciaires et à garantir le résultat voulu par l'article 6 (John Murray c. Royaume-Uni, arrêt du 8 février 1996, Recueil 1996-I, p. 49, § 45). Le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination concerne en premier lieu le respect de la détermination d'un accusé à garder le silence et présuppose que l'accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l'accusé (Saunders c. Royaume-Uni, arrêt du 17 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2064, §§ 68-69). Pour rechercher si une procédure a anéanti la substance même du droit à ne pas contribuer à sa propre incrimination, la Cour doit examiner la nature et le degré de la coercition, l'existence de garanties appropriées dans la procédure et l'utilisation qui est faite des éléments ainsi obtenus”. Ainsi, les autorités ne peuvent “recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou la pression au mépris de l'a volonté de l’accusé”.
Dans son Guide sur l’article 6, la Cour européenne des droits de l’Homme rappelle que ce droit s’applique au cours de l’enquête et de l’instruction. En particulier, tout «accusé», au sens de l’article 6, a le droit d’être informé de son droit à ne pas témoigner contre lui-même (arrêt Ibrahim) ainsi que du droit d’accès à un avocat dès la première audition (même arrêt).
Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel a décidé (décision 89-260) que “aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce qu'une autorité administrative, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dès lors […] que l'exercice du pouvoir de sanction est assorti par la loi de mesures destinées à sauvegarder les droits et libertés constitutionnellement garantis” parmi lesquels “le principe du respect des droits de la défense” impliquant “l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties”.
Le Conseil constitutionnel a récemment décidé (décision 2016-594 ) qu’une disposition légale qui ferait croire à une personne “qu'elle ne dispose pas du droit de se taire” est contraire à la Constitution.
Conseil d’Etat
Le Conseil d’Etat a admis le caractère pénal de certaines pénalités (arrêt Didier) ou sanctions (arrêt Norelec) administratives.
Si le conseil d’Etat a pu considéré (arrêt Inter Confort) qu’une personne “doit être informée de son droit à s’opposer à la visite” (prévu par une disposition légale) pour être effectif, il a en revanche considéré (arrêt caisse d'épargne et de prévoyance du Languedoc-Roussillon), de manière assez étonnante au vu des arrêts précités , qu’une personne “ne peut utilement se prévaloir, à l'appui de sa contestation de la régularité de l'enquête administrative de l'Autorité, d'une méconnaissance des stipulations de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 14 § 3 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, en soutenant que les enquêteurs n'auraient pas notifié à leurs préposés leur droit de se taire, dès lors que ces stipulations ne sont pas applicables à la procédure d' enquête administrative”. Il faut comprendre de cet arrêt que la personne a le droit de se taire, mais que l’Administration n’a aucune obligation de lui notifier ce droit (sauf lorsqu’une telle notification est prévue par un texte spécifique comme pour les auditions en matière d’infraction boursière, voir ci-dessous).
Juridiction judiciaire
La question se pose pour les juridictions judiciaires en matière de “loyauté de l’administration de la preuve”. Ainsi, dans un arrêt commenté, la cour d’appel de Paris a considéré (arrêt Hyperallye), s’agissant des fonctionnaires du ministère de l’économie, que “si les fonctionnaires habilités par le ministre chargé de l'Economie à procéder aux enquêtes […] peuvent procéder à toutes recherches et vérifications sur les pratiques incriminées sans communication de la procédure aux personnes entendues, l'enquête préalable à laquelle ils se livrent ne peut avoir pour effet de compromettre irrémédiablement l'exercice des droits de la défense ; que, notamment, la circonstance que cette enquête ne soit pas soumise aux exigences du contradictoire, dont le bénéfice n'est accordé qu'à compter de la notification des griefs, ne peut conduire les personnes entendues à faire, dans l'ignorance de l'objet de l'enquête, des déclarations sur la portée desquelles elles pourraient se méprendre et qui seraient ensuite utilisées contre elles ; qu'une telle conséquence, à laquelle s'oppose l'obligation de loyauté qui doit présider à la recherche des preuves, serait au demeurant incompatible avec l'art. 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui garantit le droit de toute personne à ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s'avouer coupable ; qu'il s'ensuit que les enquêteurs sont tenus de faire connaître clairement aux personnes interrogées l'objet de leur enquête, […] et indépendamment du pouvoir du Conseil de donner aux faits constatés la qualification qu'ils comportent”.
La Cour de cassation a rappelé également (arrêt Kelly), sur le fondement du “principe de loyauté dans l'administration de la preuve”, que les enquêtes “administratives” préalables (d’une autorité administrative indépendante en l’espèce) étaient soumises au principe de loyauté dans l’administration de la preuve.
Avocat au barreau de Paris