La monétisation (tokénisation) des actifs d'une entreprise : les secutiry tokens non cotés (Cas pratique et mise à jour)
La “monétisation” (rendre liquide) des actifs d’une entreprise n’est pas nouvelle. Ainsi, le lease-back (cession-bail) est aujourd’hui une technique largement utilisée pour permettre à une entreprise de dégager des liquidités à partir de ses actifs, généralement immobiliers. Toutefois, le lease-back a pour inconvénient son coût financier et sa rigidité.
A noter : le lease-back consiste pour une entreprise à vendre un bien qui lui appartient à un crédit-bailleur qui lui loue ensuite dans le cadre d’un contrat de crédit-bail.
Ce n’est pas cette solution qui nous intéresse ici.
Cas pratique
Nous avons en effet été contactés par un client qui souhaitait “monétiser” une collection de voitures, de navires et d’aéronefs via la création de parts égales identifiées et numérotées constituant des valeurs mobilières inscrites sur un registre centralisé et librement cessibles (une sorte de titrisation d’actifs corporels).
A noter : la titrisation est l’opération qui consiste pour une société à vendre des créances lui appartenant à une entité ad hoc laquelle émet ensuite des instruments financiers.
Options
Deux options se présentaient au client.
Soit créer des parts indivises de la collection qui constitue en fait une universalité. Mais, ces “parts” indivises ne sont pas librement négociables et ne peuvent constituer des valeurs mobilières. Le régime de l’indivision, tant juridique que fiscal, est mal adapté pour pouvoir négocier librement les parts indivises.
A noter : les valeurs mobilières sont des titres financiers qui confèrent des droits identiques par catégorie, librement négociables, sauf clause statutaire contraire (L. 228-1 du code de commerce, voir également notre article La nomenclature des droits sociaux en droit français : valeurs mobilières, instruments financiers, titres financiers, etc.).
Soit s’orienter vers les security tokens. C’est cette option qui nous intéresse ici car elle a permis à certaines entreprises de “monétiser” leurs actifs et ainsi de se financer. C’est ce que l’on appelle la tokénisation des actifs.
A noter : la tokénisation peut se définir comme étant un procédé de représentation numérique permettant l’enregistrement, la conservation et la transmission d’un actif au sein d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé (Deep) dénommé aussi blockchain ou distributed ledger technology (DLT).
Les security tokens se caractérisent en effet par un sous-jacent qui est un actif, qui peut être mobilier ou immobilier, corporel ou incorporel (il existe également des utility tokens qui permettent de bénéficier de services d’une entreprise).
Mise à jour : depuis la rédaction en 2021 de cet article, la classification des tokens a beaucoup évolué. Les security tokens ne sont plus aujourd’hui assimilés à des tokens à proprement parler (des jetons au sens de la loi) mais à des instruments financiers constituant une catégorie de crypto-actifs (termes remplaçant les actifs numériques et engobant les tokens et autres crypto-actifs tels que crypto-monnaie ou stablecoins). Voir notamment le règlement (UE) 2022/858 du 30 mai 2022 sur les instrument financier DLT et le règlement (UE) 2023/1114 du 31 mai 2023 sur certains crypto-actifs.
La tokénisation permet ainsi de “diviser” la valeur de l’actif et de pouvoir ensuite négocier (vendre et acheter) cette valeur divisée, plus facilement et de manière plus liquide, compte-tenu de son montant. Elle permet également de profiter des revenus de l’actif (à l’instar du dividende pour les actions).
Régime juridique
Selon une analyse juridique des services de l’Autorité des marchés financiers (AMF) rendue publique le 6 mars 2020, le régime juridique des security tokens en France est de deux ordres : soit ils sont soumis au régime juridique des actifs numériques plus particulièrement des “jetons”, soit ils remplissant les caractéristiques des instruments financiers mentionnés à l'article L. 211-1 du code monétaire et financier ou des bons de caisse mentionnés à l'article L. 223-1 du même code (pour cette dualité, voir article L. 54-10-1 du code monétaire et financier). Certains considèrent (ce serait l’opinion commune) que les security tokens ne font partie que de la seconde catégorie c’est-à-dire qu’ils sont nécessairement des instruments financiers ou des bons de caisse.
A noter : la loi française définit le jeton comme “tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé permettant d'identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien” (L. 552-2 du code monétaire et financier).
A noter : le terme de security token est trompeur pour certains du fait du terme “token”. Ainsi, notre client pensait que le security token constituait une monnaie électronique, au même titre que le Bitcoin ou l’Ether, et pouvait ensuite s’échanger sur des plateformes. Le terme security renvoie à la notion de titre financier, security token pouvant être traduit en français par “titre financier digital” (ou titre financier numérique).
C’est la nature du security token qui déterminera son régime juridique. Ainsi, l’AMF indique dans l’analyse précitée que “dès lors que le token confère des droits financiers dont les flux financiers correspondants sont versés au détenteur du titre par l’émetteur du titre ou une entité liée à lui, il peut être qualifié de valeur mobilière au sens de la directive MIF. Le fait que le token ajoute un droit de nature non financière à un droit financier n’a pas pour effet de retirer la qualification qui s’applique au regard du droit financier. En tout état de cause, une analyse « au cas par cas » des droits conférés par le token en question doit être effectuée aux fins de qualification”.
Mise à jour : cette analyse est confirmée par le règlement (UE) 2023/1114 du 31 mai 2023 qui indique dans un considérant que “les crypto-actifs qui relèvent des actes législatifs existants de l’Union relatifs aux services financiers devraient rester réglementés au titre du cadre réglementaire existant, quelle que soit la technologie utilisée pour leur émission ou leur transfert” (sont visés notamment les crypto-actifs qui sont qualifiés d’instruments financiers, de dépôts y compris les dépôts structurés, qualifiés de fonds, qualifiés de positions de titrisation, de contrats d’assurance non-vie ou d’assurance-vie, de produits ou régimes de retraite et de régimes de sécurité sociale).
Mise en place
L’émission
Une émission de security token suivra les règles de toute émission de valeurs mobilières notamment celles relatives aux offres au public de titres financiers. Il conviendra donc de faire attention aux souscripteurs et aux conditions de l’offre pour ne pas tomber dans ce que l’on qualifiait autrefois d’appel public à l’épargne.
A noter : l’émission de valeurs mobilières en France peut être de la compétence des associés (valeurs mobilières touchant au capital) ou de l’organe de direction (émission obligataire). Dans la mesure où les security tokens envisagés ne touchent pas au capital, ils pourraient être émis sur simple décision de l’organe de direction. Les statuts de sociétés par actions simplifiées (SAS) peuvent prévoir qu’est de la compétence des associés toute émission de valeurs mobilières sans distinction ou inversement que toute décision qui n’est pas expressément mentionnée comme étant de la compétence des associés (ces décisions visant généralement l’augmentation de capital ou l’émission de valeurs mobilières donnant accès au capital) est de la compétence de l’organe de direction (principe de subsidiarité). En revanche, dès lors que les titres sont offerts au public (appel public à l’épargne) et relèvent de la notion de valeur mobilière au sens du droit européen, la réglementation prospectus sera applicable, ce qui implique, sauf cas d’exemption, l’obligation pour l’émetteur d’établir un prospectus visé par l’AMF.
L’inscription (livraison)
Une émission de security tokens fait nécessairement appel au dispositif d’enregistrement électronique partagé (Deep) (ordonnance n° 2017-1674 du 8 décembre 2017 et décret n° 2018-1226 du 24 décembre 2018). L’enregistrement se fera le plus souvent avec l’aide d’un prestataire de blockchain.
A noter : il convient de vérifier si une modification statutaire est nécessaire, si les statuts, par exemple, ne faisaient référence qu’à l’inscription des valeurs mobilières émises par la société en compte-titres. Dans ce cas, l’intervention d’une décision des associés serait nécessaire (selon les modalités prévues dans les statuts pour les modifications statutaires, notamment de quorum et de majorité le cas échéant).
Le paiement (règlement)
Le règlement interviendra, le plus souvent, par libération des sommes par versement sur un compte de l’émetteur. Pour augmenter l’intérêt d’une émission de security token, certaines opérations couplent une telle émission avec des tokens représentatifs d’une monnaie ayant cours légal (par exemple les stablecoins ou “jetons de valeur stable” et prochainement les e-money tokens ou “jetons de monnaie électronique”) permettant de dénouer le règlement et la livraison en même temps.
A noter : rien n’interdirait de libérer les security tokens par des apports en nature.
A noter : en cas de transfert de security token ceux-ci sont soumis aux formalités d’enregistrement et aux droits y afférents (pour une réforme prochaine de l’enregistrement par voie électronique, voir notre article Obligation d’enregistrement des cessions de droits sociaux par voie électronique (CGI, art. 639, D. 2020-772, Cerfa 2759).
Cette mise en place peut malheureusement ne pas répondre aux attentes des clients. Elle nécessite en effet une émission qui doit être faite par une entité (soit la société qui détient l’actif soit une entité ad hoc à qui l’actif a été transféré ou par laquelle il a été acquis). La tokénisation ne constitue pas une copropriété de valeurs mobilières qui pourraient s’échanger en-dehors d’une entité mais des valeurs mobilières émises par une entité (à l’instar de la titrisation). Certes les porteurs de security tokens ne sont pas des actionnaires de l’entité mais ils restent tout de même liés à cette entité, laquelle doit le plus souvent les informer comme tout porteur de valeurs mobilières. Une évolution est en cours pour tokéniser les actifs en-dehors du système des security tokens-instruments financiers.
Le marché secondaire
Pour rendre plus liquides les security tokens, leur négociation sur un marché secondaire (marché autre que celui de l’émetteur) est généralement envisagée par l’émetteur ou encouragée par les porteurs.
La plateforme de négociation
Le meilleur des marchés secondaires est celui de la plateforme de négociation c’est-à-dire un marché sur lequel se rencontrent des offres d’achat et de vente et où se dénoue la transaction (au sens financier du terme, c’est-à-dire la vente). Comme il a été indiqué, l’offre au public dans l’Union européenne de secutiry tokens, qui sont des valeurs mobilières, est soumise à la réglementation boursière. [Avant mise à jour : Or, en l’état de la réglementation, les security tokens ne pourraient être négociés sur une plate-forme de négociation quelle qu’elle soit (marché réglementé, système multilatéral de négociation ou système organisé de négociation).]
Mise à jour : la technologie reposant sur les registres distribués (DLT pour distributed ledger technology), a été introduite, via un régime pilote (exemption temporaire à la directive 2014/65/UE dite Mifid II pour Markets in Financial Instruments Directive), par le règlement (UE) 2022/858 du 30 mai 2022 (entrée en vigueur le 23 mars 2023) et par l’article 7 de la loi n° 2023-171 du 9 mars 2023 (dite DDADUE) laquelle a modifié notamment l’article L. 211-7 du code monétaire et financier en créant un nouvel alinéa 3. Voir également le règlement sur les marchés de crypto-actifs adopté le 31 mai 2023 applicable le 30 décembre 2024 (règlement (UE) 2023/1114) mais inapplicables au equity tokens.
A noter [avant mise à jour] : une telle négociation ne serait pas possible pour deux raisons fondamentales. La première raison est que la loi française prévoit que les security tokens sont nécessairement nominatifs (L. 211-7 du code monétaire et financier). Or, les titres négociés sur une plateforme de négociation doivent être soit au porteur soit au nominatif administré (R. 211-5 du code monétaire et financier) ce qui n’est pas prévu pour les titres enregistrés dans un Deep. La seconde raison tient au fait que lorsqu’une transaction sur valeurs mobilières a lieu sur une plateforme de négociation, les titres concernés sont inscrits en compte auprès d’un dépositaire central de titres (DCT) à la date de règlement convenue ou avant cette date, s’ils ne l’étaient pas déjà (article 3, 2 du règlement n° 909/2014 du 23 juillet 2014 concernant l’amélioration du règlement de titres dans l’Union européenne et les dépositaires centraux de titres, et modifiant les directives 98/26/CE et 2014/65/UE ainsi que le règlement (UE) no 236/2012). Or, une telle inscription (outre qu’elle repose sur une comptabilité débit-crédit, en partie double, qui n’est pas le principe de la blockchain), n’est pas compatible avec l’inscription dans un Deep.
Le tableau d’affichage (possibilité à l’intérêt limité)
Le tableau d’affichage est une plateforme qui assure une publicité des intérêts acheteur et vendeur. Pour qu’elle ne soit pas considérée comme une plateforme de négociation, la plateforme ne doit pas permettre de négocier en son sein une transaction (vente) ou de la dénouer. Le tableau d’affichage permet simplement d’indiquer les offres d’achat et de vente et les informations concernant les offreurs à charge pour ces derniers de prendre contact entre eux pour réaliser et dénouer bilatéralement une transaction. On peut comprendre ici les limites de cette possibilité notamment en terme de liquidité.
Vous souhaitez plus d’informations sur la mise en place des security tokens et la monétisation de vos actifs, contactez-nous.
Avocat au barreau de Paris